Beaucoup de traducteurs aiment décortiquer des choix de traduction douteux et partager ce pour quoi ils auraient opté à la place (avouez-le les concernés !).
Rassurez-vous, je ne ferai pas exception et m’adonnerai également à cet exercice dans des articles à venir. Cependant, je préférais débuter avec une petite dissection d’un processus de traduction que je trouve très réussi. Cet exercice positif me permettra de faire le point sur toutes les possibilités de traductions qui s’offrent à une traductrice ou à un traducteur ainsi que sur les véritables raisons qui font pencher la balance sur un choix plutôt qu’un autre. De cette manière, nous apprendrons peut-être à ne plus juger les choix de qui que ce soit sans en connaître les fondements.
Pour celles et ceux qui n’ont ni l’envie ni le temps de parcourir ces lignes, vous trouverez un court résumé de ces considérations bien en évidence en fin d’article. Pour les autres, subjectivement les plus téméraires d’entre vous, entrons à présent dans le vif du sujet.
Ce premier décorticage est basé sur le nom d’une carte à collectionner du jeu Flesh and Blood (un TCG dans la lignée de Magic pour les connaisseurs, un jeu de cartes dans la veine de Pokémon pour les moins connaisseurs, un jeu de carte à collectionner servant à s’affronter en duel pour ceux qui seraient déjà perdus !).
Mot à mot, « Refraction Bolters » pourrait vouloir dire « Dissidents réfractifs » en français¹. Autrement dit, littéralement des hérétiques ou rebelles à une doctrine politique ou religieuse qui dévient comme des rayons lumineux à la surface de l’eau… Vous conviendrez que cette traduction semble déroutante et incompréhensible en regardant la carte dans son entièreté, que l’on connaisse un tant soit peu ou non le jeu Flesh and Blood dont elle est tirée.
Les IA ou traducteurs automatiques, quant à eux, ne proposent pas mieux, traduisant littéralement par « Bolters à réfraction ». Déformation professionnelle oblige, et surtout en tant que Française n’ayant jamais entendu une seule fois le mot « bolter » être utilisé dans ma langue, j’ai entrepris quelques recherches qui m’ont appris que ce mot n’était utilisé qu’au Canada, comme un verbe désignant le fait de « serrer des écrous » (« J’ai bolté le régulateur sur le moteur »). C’est-à-dire un anglicisme tiré du mot « boulon » (« nut and bolt »)².
J’ai donc fini par me rendre à l’évidence : ces traductions littérales ne prennent pas en compte tous les éléments contextuels qui permettent une traduction idiomatique de cette carte à jouer, à savoir l’image accompagnant les mots, le type de carte dont il s’agit, le texte explicatif qui l’accompagne, ses effets, son utilisation au cours d’une partie, ainsi que la place qu’elle occupe dans le lore du jeu (le lore est un anglicisme utilisé dans l’univers des jeux qui correspond à l’histoire d’un univers, dans ce cas précis, il s’agit de l’histoire qui entoure les personnages jouables de Flesh and Blood).
En revanche, ces traductions correspondraient probablement aux attentes d’une clientèle qui ne se soucie pas de l’image renvoyée par la traduction de son jeu, de sa praticité et jouabilité, de sa beauté, de son adaptativité culturelle, et dont le but serait de dépenser le moins d’argent possible.
Ainsi, partons du principe que la clientèle a toute autre sorte d’objectifs et penchons-nous sur ces détails délaissés. Dans un premier temps, il me semble nécessaire d’expliquer dans les grandes lignes l’organisation des cartes du jeu Flesh and Blood.
Ces dernières se divisent en plusieurs types : les héros jouables, les objets qu’ils peuvent utiliser (armes, équipements, etc.), les actions qu’ils peuvent entreprendre (actions, blocages, réaction défense, etc.) ainsi que les « ressources » auxquelles ils peuvent recourir ou dont ils ont besoin pour activer d’autres cartes (les ressources et les jetons qui contiennent aussi bien des habiletés que des alliés, etc.)³. Je ne peux entrer davantage dans les détails sans allonger considérablement le temps de lecture de cet article, donc j’espère que cette base suffira à la compréhension des éléments qui suivront.
Dans notre cas, le type de la carte « Refraction Bolters » est un équipement de guerrier pour les jambes. Ses effets sont les suivants : la possibilité d’une double attaque à condition que la première soit une réussite et que le joueur sacrifie sa carte, ainsi que la possibilité de se défendre d’une attaque (il s’agit là du texte explicatif qui accompagne la carte). L’illustration, quant à elle, représente des bottes à talons aux éclats lumineux portées par une femme en armure qui court.
En ce qui concerne le lore, ces bottes sont généralement l’équipement d’un personnage féminin appelé Dorinthea, qui est connue pour combattre au corps à corps et être bénie par la lumière (lumière qu’elle souhaite répandre et refléter pour permettre à ceux qui sont perdus de revoir la lumière)⁴.
Ces informations contextuelles en tête, revenons à notre titre afin d’en décortiquer chaque mot. Le verbe « to bolt » en anglais signifie « déguerpir », autrement dit courir vite (ça alors, l’image représente une femme qui court et non des rebelles !). « Bolter » n’est autre que la forme nominale du verbe « to bolt » formant ainsi un ensemble dont le sens renvoie à une personne qui fait l’action de déguerpir (« a bolter »)⁵. « Bolters » au pluriel réfère donc aux deux objets permettant de déguerpir (oui, l’anglais est bien plus pratique que le français pour changer de catégorie grammaticale !).
De ce fait, nous pourrions partir sur une tripotée de mots représentant des objets que l’on peut porter aux pieds (chaussures, baskets, bottes, bottines, chaussons, claquettes, cuissardes, mocassins… des souliers en veux-tu en voilà). En se basant sur l’image, il serait tentant de partir sur des termes très spécifiques d’armures, comme « solerets », qui décrit parfaitement ce genre d’équipement de protection métallique… Mais ce dernier est désuet et bien loin de correspondre à des chaussures permettant de courir vite (voir l’image ci-dessous).
Le terme de « bottes », quant à lui, est intemporel, correspond à l’illustration, et permet également de conserver un mot aux mêmes sonorités que le mot anglais original, avec une allitération en B et en T, ainsi qu’une assonance en O. Cette simplicité et similitude aussi bien auditive que visuelle du mot « bottes » (sorry les solerets) pèse indéniablement en sa faveur.
En ce qui concerne « refraction », ce terme est le même en français⁶. En revanche, il est un peu technique et n’a pas exactement le même sens que son homologue « réflexion », souvent considéré comme synonyme de « réfraction » dans l’esprit commun de tout un chacun. En effet, la réfraction se distingue de la réflexion de la lumière : le premier décrit un changement de direction du rayon lumineux au contact d’un nouveau milieu tandis que le second dépeint un retour du rayon lumineux dans son milieu initial⁷.
Pour résumer toutes ces trouvailles sur la sémantique de chaque mot, nous pouvons donc dire que le nom de cet équipement fait référence à une paire de chaussures permettant de déguerpir et de modifier la trajectoire d’un rayon lumineux.
De ce fait, une première proposition de traduction pourrait être « Bottes réfractives ». Ce choix remplirait à merveille les exigences d’une clientèle dont le but est de conserver une exactitude et une rigueur aussi bien sémantique que scientifique. Le tout sans trahir pour autant le type de la carte (équipement des jambes) ni le lore de son personnage (qui possède un pouvoir de lumière). Ce qui semble plus en phase avec le contexte environnant de la carte en comparaison aux propositions mot à mot précédentes.
Seulement, plusieurs problèmes pourraient survenir face à cette exactitude scientifique. Le premier étant l’accessibilité du terme « réfractive » au grand public, le commun des mortels ne faisant pas nécessairement le lien entre ce dernier et la modification de la trajectoire d’un rayon lumineux. Difficile dans ce cas de faire le lien entre le nom de la carte et son effet, impactant la compréhension des joueuses ou joueurs de la carte en elle-même et de l’utilisation concrète qu’ils devraient en faire.
Une solution à cet écueil sera donc une traduction plus utilitaire qu’exacte, en utilisant par exemple les termes « Bottes réfléchissantes ». Il s’agit certes d’un mot scientifiquement incorrect (le réfléchissement de la lumière étant par définition différent de la réfraction de la lumière) mais ce dernier aura au moins le mérite de décrire aux joueurs l’effet de la carte : assainir un coup supplémentaire à son adversaire par réflexion de la lumière, du pouvoir magique du personnage.
Nous nous retrouvons donc avec une traduction qui coche encore plus de critères que la précédente et qui remplit les exigences d’une clientèle dont le but est de conserver un lien évident entre le dessin et le titre de la carte, de retranscrire son type, son effet, son utilisation concrète et le lore de son personnage.
Malgré tout, ce n’est pas pour autant qu’il s’agit du meilleur choix ! N’oublions pas que nous avons sacrifié le sens strictement scientifique de la version originale pour en arriver là, tout comme la traduction précédente avait sacrifié la compréhensibilité de l’utilisation de la carte. Autrement dit, un choix de traduction sacrifiera toujours un aspect pour un autre, le tout est donc de savoir quels aspects sont chers à votre cœur (ou à celui de votre clientèle).
Par exemple, si le but d’une clientèle est que sa traduction soit plus artistique ou conceptuelle, mettant en avant une certaine musicalité et une harmonie visuelle qui s’insère dans l’univers de ses mots originaux, la traduction choisie dans la version officielle actuelle en français de cette carte devrait lui plaire : « Jambières de lumière ». Ce choix me semble très intéressant d’un point de vue artistique, car la rime finale est agréable à l’oreille, ainsi que le nombre de syllabes identique dans les deux mots (ce qui rend la prononciation très harmonieuse lorsque jouée de vive voix en tournois).
De même, elle entre tout à fait, si ce n’est plus précisément, dans le type de carte dont il s’agit (les jambière sont littéralement un équipement de jambes, là où nous pourrions pinailler sur le fait que des bottes se mettent aux pieds), elle recouvre le pouvoir de lumière du personnage et induit bien le second effet de la carte qui est de se protéger d’une attaque (des jambières étant faites pour protéger ses tibias).
Néanmoins, et comme exemplifié précédemment, même cette traduction n’est pas sans sacrifices ! D’un point de vue du gameplay (de la jouabilité) et de la compréhension de l’utilisation de la carte dans le jeu, les sens sous-jacents des deux mots originaux sont perdus. « De lumière » indique simplement que de la lumière émane de ces jambières, pas que cette dernière se meuve (que ces bottes soient réfléchissantes ou réfractives) au point de permettre d’assainir une seconde attaque. De même, le sens premier de courir vite dans « bolters » disparaît avec les jambières, car ces dernières ne permettent pas de courir vite pour accabler son adversaire d’un second coup, mais protègent simplement les tibias des attaques.
Cependant, ces derniers écueils concernant le côté utilitaire de la traduction des effets se révèlent moins litigieux dans le cas d’une carte à jouer, car le texte l’accompagnant explique clairement son utilisation, réduisant de fait les impacts et sacrifices d’un choix de traduction plus créatif. De même, les choix de traduction plus scientifiques et utilitaires perdent de leur nécessité dans ce contexte, faisant d’autant plus pencher la balance vers ce dernier choix plus artistique.
Résultat des courses : il n’existe pas LA traduction parfaite mais autant de traductions que de traductrices et de traducteurs selon les attentes, les besoins, les envies de chaque clientèle, ainsi que les médias d’apparition des œuvres originales.
Et vous, laquelle auriez-vous choisie ? Laquelle correspondrait le plus à vos attentes et à vos objectifs ? Qu’est-ce qui vous semble le plus important à mettre en avant à travers une traduction ?
Voici les sources que j'ai consultées pour la rédaction de cet article :
¹ « Bolters. » WordReference [en ligne]. Disponible sur : https://www.wordreference.com/enfr/bolters (consulté le 24/01/25).
² llf. Définitions de « bolter ». La langue française [en ligne]. Disponible sur : https://www.lalanguefrancaise.com/dictionnaire/definition/bolter (consulté le 24/01/25).
³ Liste des Cartes. FaBCards [en ligne]. Disponible sur : https://www.fabcards.fr/cards (consulté le 24/01/25).
⁴ Price Nicola. Dorinthea Ironsong Story. Flesh and Blood TCG [en ligne]. Disponible sur : https://fabtcg.com/en/heroes/dorinthea-ironsong/?stories=True (consulté le 24/01/25).
⁵ « Bolter. » Merriam-Webster Dictionary [en ligne]. Disponible sur : https://www.merriam-webster.com/dictionary/bolter (consulté le 24/01/25).
⁶ « Refraction. » Merriam-Webster Dictionary [en ligne]. Disponible sur : https://www.merriam-webster.com/dictionary/refraction (consulté le 24/01/25).
⁷ MOREAU et SOMMERIA. Diffusion, réflexion, réfraction et diffraction de la lumière. Encyclopédie de l'environnement [en ligne]. Disponible sur : https://www.encyclopedie-environnement.org/zoom/diffusion-reflexion-refraction-diffraction-lumiere/ (consulté le 24/01/25).
« Bolter. » Cambridge Dictionary [en ligne]. Disponible sur : https://dictionary.cambridge.org/thesaurus/bolter (consulté le 24/01/25).
« Why Flesh and Blood Is A Must-Play Trading Card Game » [image]. Den of Geek [en ligne]. Disponible sur : https://www.denofgeek.com/culture/why-flesh-and-blood-is-a-must-play-trading-card-game/ (consulté le 29/01/25).
Résumé
Pour ceux qui n’ont pas le temps ni l’envie de lire le pavé précédent :
Cette réflexion sur la traduction du titre de la carte « Refraction Bolters » a mené à cinq conclusions :
- Le choix d’une traduction littérale (ou mot à mot) possible par IA ou traducteurs automatiques sans rechercher le sens et les définitions des mots originaux. Ce qui donnerait « Bolters à réfraction ». Choisir une telle traduction répondrait aux objectifs d’une clientèle de réduire les coûts, de ne surtout pas dévier de la forme visuelle du texte original, de ne pas se soucier de l’image que renverrait leur contenu, de sa praticité, de sa jouabilité, de sa beauté et de son adaptativité culturelle aux yeux du public cible.
- Le choix d’une traduction qui respecte strictement la rigueur sémantique et scientifique des termes après recherche précise et exacte de tous les mots originaux. Ce qui donnerait « Bottes réfractives ». Choisir une telle traduction répondrait aux objectifs d’une clientèle de retranscrire le plus exactement possible les implications et nuances sous-jacentes des mots originaux, de rendre compte avec exactitude du type de carte dont il s’agit (équipement des jambes), et du lore de son personnage (qui possède un pouvoir de lumière).
- Le choix d’une traduction un peu plus utilitaire avec une simplification intentionnelle de la rigueur sémantique et scientifique des définitions des mots originaux. Ce qui donnerait « Bottes réfléchissantes ». Choisir une telle traduction répondrait aux objectifs d’une clientèle de se concentrer sur l’utilisation concrète de la carte au cours d’une partie et donc de la compréhension complète de ses effets et de son son type par une majorité de joueurs, en conservant un lien évident entre le dessin de la carte et le lore de son personnage.
- Le choix d’une traduction plus artistique, conceptuelle, plus éloignée de la sémantique et de la rigueur des deux mots originaux. Ce qui donnerait « Jambières de Lumière » (le choix de traduction officiel de cette carte à ce jour). Choisir une telle traduction répondrait aux objectifs d’une clientèle de retranscrire une certaine musicalité et une harmonie visuelle s’insérant dans le lore, les dessins et l’image publique de l’univers Flesh and Blood, en retranscrivant seulement la moitié de la compréhension des effets de la carte.
- Le média d’apparition de l’œuvre influe également sur le choix d’une traduction plutôt qu’une autre. Ici, par exemple, les écueils concernant la compréhension directe des effets de la carte dans son titre se révèlent moins litigieux, car le texte accompagnant la carte explique clairement son utilisation (réduisant de fait les impacts et sacrifices d’un choix de traduction plus créatif).
Résultat des courses : il n’existe pas LA traduction parfaite mais autant de traductions que de traductrices et de traducteurs selon les attentes, les besoins, les envies de chaque clientèle, ainsi que les médias d’apparition des œuvres originales.
Et vous, laquelle auriez-vous choisie ? Laquelle correspondrait le plus à vos attentes et à vos objectifs ? Qu’est-ce qui vous semble le plus important à mettre en avant à travers une traduction ?